Charlotte Gaudin, fondatrice d’AML Factory a répondu à nos questions concernant la norme LCB-FT, soit la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. L’entreprise qu’elle a fondée aide les autres entreprises à respecter cette norme et automatiser les processus.
Bonjour Charlotte, pouvez-vous nous définir ce qu’est la norme LCB-FT afin de poser les bases ?
C’est une réglementation qui est née dans les années 80 pour lutter contre le trafic de stupéfiants et qui a été élargie à d’autres domaines : la fraude, la criminalité organisée… A partir de 2001, le financement du terrorisme a été intégré suite à l’attentat aux États-Unis. Le principe c’est de demander aux entreprises privées d’aider les États à identifier les criminels et à faire remonter les informations pour que les gouvernements puissent démanteler les organisations criminelles. Les entreprises soumises à cette réglementation sont listées. On retrouve toutes les entreprises qui traitent les flux financiers : les banques, les assurances, les mutuelles, certaines entreprises crypto… et des acteurs du secteur non financiers qui ont des vecteurs de transmission de fonds du type commissaire-priseur avec toute l’industrie de l’art, les agents immobiliers avec les immeubles etc, au total on compte entre 40 et 50 secteurs concernés
Vous vouliez être criminologue, qu’est-ce qui vous a donné envie de vous tourner vers la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme ?
Je suis pénaliste et criminologue de formation, je voulais rentrer dans la police pour être profiler mais le métier n'était pas reconnu lorsque j’ai fait mes études. J’ai passé du temps sur le terrain dans les prisons, les centre médico-légal et en cours d’assises mais je me suis rendue compte que je voulais ni voir la souffrance des victimes ou en envoyer en prison. Donc plutôt compliqué pour la justice. Je voulais conjuguer le pénal et le secteur privé, la lutte contre le blanchiment c’est du droit pénal préventif donc j’y suis depuis 2005.
Pour revenir sur la norme, est-ce qu’il existe des groupes de critères, est-ce que certains sont plus importants que d’autres ?
Il existe deux aspects principaux : le KWC qui est la connaissance du client et la traque des flux. Le principe de la connaissance client c’est de récolter un maximum d’informations pour évaluer le risque qu’il blanchisse de l’argent.
Il y a 5 familles de critères :
Après évaluation de l’ensemble des critères, l’entreprise soumise à la réglementation donne un score: rouge, orange, vert. En fonction de cette connaissance client, la surveillance s’adapte au score. Les critères sont plus stricts pour ceux qui sont en rouge. Par exemple, lorsque vous ouvrez un compte bancaire, on vous demande votre salaire ce qui donne une entrée d’argent fixe et régulière et s’il y a d’autres sources de revenus. Si des flux entrants sont notifiés alors qu’ils n’ont pas été déclarés lors de l’ouverture du compte, des alertes sont envoyées et on vous demandera de le justifier. Y compris une cagnotte de mariage. Si aucune justification n’est donnée, les entreprises doivent investiguer sur l’origine des fonds et notifier Tracfin (le service de renseignement financier français). C’est lui qui prend le relais afin d’obtenir les autorisations nécessaires et déclencher le cas échéant une enquête judiciaire ou transmettre le dossier à la DGSE, la DGSI pour tout ce qui touche à la lutte contre le terrorisme, la fraude sociale etc.
Chaque transaction suspecte est interrogée ?
Oui, les entreprises ont le devoir de le faire pour comprendre d’où vient ou où part l’argent pour pouvoir l’expliquer. On demande aux professionnels d’être policiers en quelque sorte.
A l’échelle européenne, une harmonisation des règles est en place mais chaque pays à sa manière de l’appliquer, comment cela se passe ?
Le GAFI qui est un organisme supra-national, édite des recommandations pour l’ensemble des pays. “Pour lutter contre le blanchiment et le financement du terrorisme x règles sont à mettre en place”. L’Europe adopte des directives, qui doivent être transposées par chaque État. Puisque l’Europe souhaite harmoniser au maximum les choses pour renforcer l'Europe et avoir plus de poids au niveau international, il faut réduire les disparités. D’autant plus que cela provoquait de la concurrence déloyale entre des entreprises domiciliées en France avec une réglementation dure contre une entreprise domiciliée ailleurs. En avril dernier, après 3 ans de discussion, il a été voté que toutes les normes soient identiques à l’échelle de l’Europe.
Est-ce que cela va être avantageux pour les français qui subissaient plus de normes ?
Oui totalement, les entreprises françaises avaient du mal à conquérir de nouveaux clients à cause de toutes les informations demandées. Néanmoins, cela crée de nouvelles obligations mais il sera plus simple pour les entreprises françaises de s’y soumettre que certaines de nos voisins européens qui auront plus de choses à intégrer.
Avant cette harmonisation, est-ce que la réglementation a changé au cours des dernières années ?
Oui, elle change régulièrement ! Déjà sur l’axe géographique cité au début, la liste des pays est mise à jour à plusieurs niveaux. Le GAFI avec 2 listes, l’Europe qui a 2 listes également. Chacune de ces listes est mise à jour plusieurs fois par an. Cela a un impact opérationnel pour les entreprises, quand un pays entre en liste rouge des mesures spécifiques entrent en compte. Si une majorité de vos clients sont liés à un pays classé rouge, l’ensemble de vos clients passe en rouge également même s’ils étaient verts. Le travail d’investigation et la demande de documents et d’informations complémentaires reviennent.
Les mises à jour des dossiers sont donc régulières ?
Oui, au niveau des États, on compte entre 3 et 5 mises à jour des dossiers minimum, sans compter les textes supplémentaires. Pour la crypto justement, la réglementation MICA harmonise au niveau européen les règles réservées aux clients français jusque-là.
On est là pour parler des cryptomonnaies et comment la norme que vous aidez à faire appliquer aux entreprises garantit la sécurité lié de ces transactions, dont l'Europe est encore frileuse. On voit que cela bouge, la BNP a investi dans les ETFs Bitcoin Spot récemment. Quel type d’entreprise fait appel à vous, est-ce que la crypto-monnaie est présente ?
Oui, quelques unes sont dans notre portefeuille client parce qu’elles ont les mêmes obligations que les banques, bien qu’elles soient plus petites. On les aide à rester à la page sur l’évolution des réglementations et à être donc toujours en règle. Elles ont des outils spécifiques crypto.
Du côté de la supervision des transactions il existe deux acteurs principaux Chainsanalysis et Scorechain. Ils font l’analyse du chemin parcouru par la crypto dans la blockchain. Cela permet de savoir si une crypto qui arrive dans un portefeuille est plus ou moins risquée en fonction de tous les portefeuilles par lesquels elle est passée. Ce qui est étonnant c’est qu’on demande aux entreprises crypto de rechercher l’origine des fonds et de remonter le plus loin possible dans l'historique des transactions de son client alors… qu’on ne le demande pas aux banques. Si une transaction anormale des flux entrants de votre compte bancaire correspond à un héritage par exemple, on ne va pas fouiller dans l’historique de la personne pour savoir d’où vient la somme qu’elle transmet en héritage, on s’arrête au premier rebond.
Oui effectivement, mais c’est un moyen de tracer cet argent…
Oui mais si vous trouvez un billet par terre et qu’il venait d’un trafiquant de drogue, ça ne veut pas dire que vous êtes liée au trafic.
Comment est-ce que la norme permet de lutter dans les faits contre le blanchiment ? Est-ce que vous savez jusqu’où les investigations remontent ?
Il n’y a pas de nombre de transactions à vérifier, les régulateurs aiment aller le plus loin possible. C’est Tracfin qui récolte les déclarations de soupçon où on retrouve les informations sur le client, ses papiers d’identité, le relevé de ses opérations etc. On a une partie Fiat et une partie crypto, puisque généralement il y a du fond euros ET de la crypto pour faire les échanges. En fonction de ce qu’il y a sur ces deux comptes, tracfin va voir les établissements avec lesquels votre client a interagit et demander à sa banque par exemple les relevés bancaires des parties prenantes du dossier.
C’est un travail de fourmis et de recherche de données financières mais c’est ce qui permet de transmettre les informations à la DGSE et la DGSI et de prévenir des attentats. Ou encore d’approvisionner l'OCRGDF pour le trafic d’humains, d’animaux etc. et leur donner les informations nécessaires pour leurs dossiers.
C’est quelque chose qui prend énormément de temps j’imagine ?
Oui ! Il est estimé que chaque personne qui travaille dans une entreprise assujettie perd entre 3 et 4 semaines par an de travail à cause des complications administratives liées à la réglementations. Ça prend du temps mais aussi de l’argent. Il y a tous les logiciels pour être aux normes etc et en Europe la dépense est de plus de 100 milliards par an pour 30 000 entreprises principales. Ce sont des sommes colossales.
Je ne sais pas si vous avez suivi ce qu’il s’est passé pour N26, une néo banque, qui avait pris 4 millions d’euros d’amendes en 2020. A cela s'ajoutait l’interdiction d’accueillir plus de 50 000 clients supplémentaires mensuels, qui a été levée mais ils ont reçu une nouvelle amende de 9,5 millions récemment. Donc en plus des coûts de fonctionnement, si la réglementation n’est pas respectée les amendes sont lourdes, ce qui dissuade fortement les entreprises.
C’est hyper intéressant ! Tout le monde est lié, y compris dans la blockchain.
C’est un paradoxe parce que cela aide vraiment les autorités à faire leur travail et à protéger les humains mais beaucoup de personnes y voient une atteinte à la vie privée. Parce que c’est mon argent et j’en fais ce que je veux. Le monde de la crypto est rentré dans la réglementations parce que tous les flux qui passaient dans les blockchains non surveillés, non régulées font que le risque que les organisations criminelles passent par ce biais là augmente. Et dès qu’il y a un nouveau produit sur le marché, les petits malins blanchissent à foison avant de se faire prendre et d’aller vers un autre produit etc etc. Mais ça ne veut pas dire que le monde crypto est rempli uniquement de criminels !
Non pas du tout mais il est important que les investisseurs lambda et qui souhaitent investir en crypto aient conscience de ce risque et qu’il est normal qu’ils soient surveillés.
Au-delà de la lutte anti blanchiment, avoir une activité régulée permet de contrôler la saine gestion de l’entreprise, ce qui donne une sécurité supplémentaire aux investisseurs. Dans le monde traditionnel, vous avez l’AMF qui protège les épargnants, la CPR qui protège les dépôts dans les comptes bancaires. Si les entreprises crypto étaient plus contrôlées, on éviterait les scandales type FTX qui a laissé les épargnants sans rien.
Vous pouvez retrouvez la vidéo de cette interview dans l’onglet Podcast du site internet, sur Spotify et sur Youtube.